Les chevaux

« Aucun artiste n’est absolument maître de son matériau, lequel n’est pas une simple pâte malléable au service de sa pensée artistique. Il y a obligatoirement dialogue entre la main et l’objet, aussi inerte soit-il avant d’être travaillé. C’est à sa capacité de tenir compte de la réponse de son matériau que l’on peut juger de l’artiste.

On imaginera aisément que lorsque le matériau laisse la place à un être vivant, à un cheval qui est à la fois sculpté et sculpteur, le dialogue entre lui et son cavalier est non seule­ment indispensable mais qu’il est la texture même de l’œuvre. »

Bartabas, extrait du Manifeste pour la vie d’artiste

LES CHEVAUX

“Inquiet, irrespectueux, nerveux, brutal, agressif, ombrageux si vous l’êtes. Serein, détendu, épanoui, livré, exceptionnel, c’est selon. Un animal pour miroir, qui peut vous ravir ou vous tuer, c’est la voie que Bartabas a prise d’instinct.

Au cheval, qui se moque des mots, perçoit comme personne votre rythme intérieur et peut, à tout instant, vous renvoyer votre image d’un coup de sabot en plein cœur, on ne peut mentir. Si l’être humain compose, la bête, elle, fait rarement semblant.” 

Sophie Nauleau, extrait de L’autre Bartabas

A suivre sont présentés quelques-uns des plus emblématiques destriers parmi les 150 chevaux qui ont participé aux spectacles de Zingaro depuis 30 ans.

Zingaro

Zingaro

“De l’emportement et de la férocité feinte au temps des Cabarets (1984-1990), avec pour démiurge terrorisant et juvénile l’imposant frison prétendant dévorer son maître ; de l’aigle botté escortant partout le mastodonte noir, dénommé Zingaro ; de cette adolescence fougueusement rebelle donc, jusqu’à l’ascèse actuelle, d’épure et de théâtre d’ombres mais toujours cavalière, tout est là, en secret, inscrit à fleur de crins, de croupes et d’encolures.
L’oiseau de proie s’est changé en oie blanche, d’apparence certes moins ensauvagée, mais l’envol demeure.
Libre à chacun de faire valser les emblèmes. Et aux chevaux disparus de ne point se réincarner.”
Sophie Nauleau, extraits de L’autre Bartabas

Dolaci

Dolaci

“Amour de cheval, doux, sage, modéré. A l’écurie comme en tournée, jamais un mot, une plainte, un frisson. Le cheval fait crème. Pure gentillesse. Était-il l’idole de toute la troupe des Zingaro parce qu’il semblait être le cheval fétiche de Bartabas ? Absolument pas. Il était le cheval aimé de la tribu, son talisman, parce qu’il en va des chevaux comme des humains, certains sont irrésistibles. Ils sont là, et tout va bien, les tensions s’évaporent, la vie devient belle.
Dolaci était un ange.
Bartabas : “ Ce fut peut-être mon meilleur cheval…”
L’écuyer devient songeur, ses yeux s’absentent, se voilent d’une teinte sépia, ce teint d’herbes sèches et jaunies par la saison froide qu’avait la robe du suave Dolaci. Discipliné dans son corps, sérieux, il était un artiste qui tenait ses allures. Ensemble, sur un air léger de cymbalum, ils virevoltaient autour d’une garrocha (longue perche des cavaliers ibériques pour trier les taureaux), maintenue oblique ou verticale au centre de la piste par la paume à plat de Bartabas.
Et Dolaci, dans un galop infime, un galop nuage, un galop poudreux, la tête rythmant les mailloches de coton du piano tsigane, encapuchonné par l’effort, tournoyait tel un papillon de nuit autour de ce point matérialisé, cette lance qui n’avait nul besoin de transpercer deux coeurs pour n’en faire qu’un.”
Homéric – extrait de Zingaro – 25 ans

Quixote

Quixote

Quixote était ­un ­artiste, une ­perle ­rare.
À l’origine,­ ce ­bijou­ appartenait ­à­ un­ rejoneador venu­ toréer­ en­ Avignon. ­Il ­le ­trouvait­ médiocre ­face ­au taureau,­ bête­ noire­ de­ bien­ des chevaux,­ n’en ­voulait plus.­ Mais ­rondelette ­était la­ somme­ qu’il­ en espérait. Bartabas­ l’avait­ essayé,­ et­ le­ temps­ d’un­ clin­ d’œil,­ d’un changement­ de­ pied,­ il­ avait­ perçu­ une­ chose­ folle, inconnue. L’attraction­ le­ fit­ revenir­ la­ nuit­ où­ le­ torero remontait­ son ­cheptel­ dans le­ van.­ Zartagas­ (ainsi­ le hèle­ son­ fidèle­ baron)­ avait­ caché­ le­ sien­ à quelques rues­ de­ là.­ Quixote­ était­ attaché­ à­ un­ triste­ mur,­ en plein courant­ d’air ,­âme­ en­ peine­ délaissée,­ mal aimée. En ­maquignon ­avisé,­ notre ­écuyer ­l’obtint,­ ne sachant ­trop­ comment ­il justifierait­ l’achat­ dans­ les comptes­ de­ la­ jeune­ entreprise­ Zingaro.
Ils­ travaillèrent­ le­ piaffer, le­ galop sur place, l’animal était­ impeccable. Un­ jour,­ après­ avoir­ observé­ la­ position­ particulière­ de­ l’écuyer­ James Fillis­ sur­ un­ vieux cliché,­ l’idée­ du­ galop­ en­ arrière,­ summum­ dans­ la­ difficulté,­ lui­ chatouilla­ les­ méninges.­ Aujourd’hui­ encore, lorsque Bartabas­ se­ remémore­ l’instant­ où­ Quixote­ fit deux­ foulées­ arrière,­ son œil­ sursaute­ d’émotion.­ Cela lui­ semblait­ fou,­ si­ miraculeux­ qu’il­ l’arrêta­ aussitôt pour­ le­ caresser.”
Homéric – extrait de Zingaro – 25 ans

Félix

Félix

“C’est en Italie, non loin de Milan, que Bartabas était tombé par hasard sur Félix.
Il ne connaissait pas cette race chevaline, le Hackney, tout à la fois haute comme un poney mais présentant l’harmonie anatomique d’un vrai cheval et des allures atomiques.
Le metteur en scène avait envie de travailler sur les codes du corps.
Encore poulain, Félix était très agressif. Il attaquait, vaillant petit guerrier qui ne doutait de rien. Il était aussi joueur et un brin gourmand, deux atouts non négligeables pour entamer une belle complicité avec l’homme-cheval d’Aubervilliers.
Mis à part ses circonvolutions reptiliennes aux hanches de Bartabas, il posait un sabot sur la cuisse de son compagnon, comme un poète, après avoir trempé sa plume dans l’encre, d’une ponctuation inspirée, nous offrirait un grand bol d’air divin.
Plus carabiné, ce charmant farfadet dont l’attache de queue devint poivre et sel, croisait ses antérieurs, et ainsi tourné en petit cheval tire-bouchon, il vous toisait mieux qu’un géant.
Ce craquant et croquant croqueur natif de Lilliput
restera à jamais Félix le grand.”
Homéric – extrait de Zingaro – 25 ans

Vinaigre

Vinaigre

“J’avais tellement confiance en lui”, se remémore l’écuyer.
Accouplé à Vinaigre, et cependant libres de leurs mouvements, leur prestation lors d’Eclipse, tous deux enveloppés et prolongés par des ailes de soie noire, était belle à pleurer.
En prélude, leur silhouette ailée se projetait sur l’opale du cercle. Drapés de nuit, les bras du centaure s’ouvraient comme pour se porter en croix. Au sol, le contour érotique, lentement déployé, fleurissait telles des nymphes brunes et aliformes qu’une vive passion entrouvre puis écartèle.
Alors, la chrysalide devenait imago, dénudait l’avant-main blanche et poudreuse de l’étalon andalou.
Le toupet sensuel, l’œil baigné par l’éclat spumeux de sa robe, Vinaigre attendait un signe, un froissé de lin, un souffle, un battement de cils.
Au mitan de sa poitrine, entre les pointes des épaules, une boule de neige, cadeau exubérant de la nature, trônait de façon
semblable à une pomme d’Adam au cœur d’une gorge virile.
Homéric – extrait de  Zingaro – 25 ans

Horizonte

Horizonte

Horizonte, ce généreux lusitanien apparu dans Éclipse, alors gris pommelé, l’aura suivi partout, dans un inquiétant monte-charge des Champs-Élysées et jusqu’au bout du monde – en passant par le Manège de la Grande Écurie du château de Versailles où, le 23 février 2003, un lundi de relâche, il inaugura l’Académie du spectacle équestre en ombre chinoise, ouvrant ainsi royalement la voie aux jeunes écuyers de cette utopie active.
Sophie Nauleau, extrait de L’autre Bartabas

Le Caravage

Le Caravage

Chaque jour, de bon matin, Bartabas travaille son cheval préféré Caravage. Tous les deux ont une conversation silencieuse où chacun guide l’autre. Atteindront-ils une certaine perfection qui les autorise à se présenter devant un public ?
Traverser les pépins de santé, se remettre de séances ratées, s’affiner, goûter la joie d’un sans faute. Le cinéaste est admis à être témoin de cette intimité. A la longue, c’est la naissance d’un trio où les cœurs sont ensemble. Le spectateur en fera peut-être un quatuor.

Tsar

Tsar

Tsar

Cœur vaillant

« Il en est des chevaux comme des coups de foudre, ils vous tombent dessus sans crier gare. […] Immense, un monstre de cheval, un mètre quatre-vingt-quinze au garrot ! Couleur d’abîme, il défie la perspective. De loin, on dirait un pur-sang à l’ancienne, ceux des gravures anglaises ; de près, c’est une girafe noire et dégingandée. Il doit baisser la tête pour passer la porte de son box. De plus près encore, ses pieds sont larges comme des poêles à frire. Debout contre son épaule, je retrouve mes gestes d’enfant, même sur la pointe des pieds je ne peux voir l’horizon derrière son garrot. Il a de la force et impressionne par l’amplitude de ses réactions, ses écarts de gaieté sont toujours précédés d’un petit couinement en guise d’avertissement. Mais c’est un gentil, et la candeur de son regard fait exploser mon cœur endurci.
[…] Lui aussi est un infirme. Poulain, son épaule fut brisée lors d’un accident au pré. Avec le temps, les tendons et les muscles se sont reformés et la maintiennent en place, mais les cartilages sont exsangues. Sa robe d’ébène absorbe un peu le creux de l’épaule atrophiée. Au repos, pour se soulager, il avance sans cesse son antérieur droit, reportant tout son poids sur le gauche, dont le sabot s’est élargi et aplati. Cette infirmité nous lie d’une amitié fraternelle. Je me sens solidaire. Pour lui, je vais me rassembler, et avec délicatesse, travailler à corps perdu. »
Extrait D’un cheval l’autre, Bartabas, Éditions Gallimard, 2020
Photo © Marion Tubiana